Pierre Lemarchand, Nico The End …
Rencontre avec le journaliste rouennais, qui signe Nico : The End … aux Editions Densité. Loin du cliché de l’icône pop Warholienne, il nous dévoile, avec douceur et poésie, une artiste libre et indépendante, dont les choix ne furent dictés par aucun compromis. Nico The End … est fidèle à ses principes. L’œuvre est noire, dure et n’est pas là pour plaire, mais elle comporte malgré tout sa beauté et sa part de lumière.
Nico The End …est le deuxième ouvrage, après Fantaisie Militaire d’Alain Bashung, que vous écrivez pour Discogonie. Qu’appréciez-vous dans cette collection et comment l’avez vous découverte ?
J’ai découvert l’existence de Discogonie dès sa création, car son fondateur, Hugues Massello, est rouennais comme moi. C’est un ami qui m’a offert les deux premières références de la collection, dès qu’elles ont paru, en 2014. J’ai tout de suite beaucoup aimé l’objet que je tenais entre les mains : le format poche, la qualité du papier et de l’impression, la couverture à rabat en surimpression, la beauté graphique de la maquette…cet artisanat qui fait qu’on se sent respecté en tant que lecteur. Et puis l’objet même de Discogonie : la musique certes, mais cette idée de consacrer un livre entier à un disque de l’histoire du rock, ça ne pouvait que me toucher, moi qui suis un grand lecteur de la presse et de monographies musicales. Cette idée de prendre le rock au sérieux, ou plutôt le prendre comme un sujet sérieux, ça me va !
Pourquoi avoir choisi d’écrire sur cette artiste et sur ce disque en particulier ?
Le désir initial, c’est d’écrire sur Nico. Parce que sa musique me touche infiniment depuis des lustres, car finalement peu de choses en français ont été écrites sur elle en dehors de sa participation au Velvet qui a été rebattue, parce qu’au-delà de ses chansons elle est un personnage profondément énigmatique, qui appelle à être percé et offre toute une matière « romanesque » avec laquelle j’avais envie de composer. Je désirais parler de l’oeuvre de Nico bien sûr – ses paroles et musiques, son processus créatif, son univers artistique – mais ce à quoi j’aspirais aussi au moins autant, c’était de raconter une histoire. Je crois que c’est ma manière de m’approprier le « cahier des charges » de Discogonie : raconter une histoire – avec une analyse des chansons et de la pochette , des détails techniques, un lexique particulier, mais « faire récit » avant tout. Et Nico me semblait offrir la matière possible pour créer ce récit. Quant au choix de The End…, il y a deux raisons principales… La première, c’est qu’il clôt un cycle qui me semble être le plus passionnant de l’oeuvre de Nico (Marble Index, Desertshore, The End…, de 1968 à 1974). The End… rompt aussi la solitude de Nico et John Cale : du triptyque, il est le seul à « inviter » d’autres musiciens – Eno et Manzanera de Roxy Music en l’occurrence. Il invite aussi le fantôme de Morrison et cela aussi me semblait intéressant comme « glaise narrative ». Enfin, c’est un album qui a une architecture très précise et, s’il n’est pas à proprement parler un album concept, il est traversé par une thématique omniprésente, structurante : il est noirci du thème de la mort…
Quelle composante du livre a été la plus difficile à analyser : le personnage Nico, ses textes, sa musique,… ?
La musique ! Pas pour ce qu’elle est, mais pour ce que je suis moi (enfin, ne suis pas) : ni musicien, ni musicologue. Comme pour le précédent ouvrage sur Bashung, j’ai fait appel à une poignée d’amis qui le sont, musiciens. Je leur ai demandé d’écouter l’album The End… et de me livrer leur analyse – au sens très large – de ce qu’ils entendaient. Quatre amis au total se sont prêtés au jeu (je les remercie à la fin du livre) et m’ont écrit, chacun à leur manière, ce qu’ils percevaient (les accords, les gammes, les orchestrations, les rythmes, etc.). J’ai pu mettre des mots sur mes « impressions ». Au-delà de leur signification, j’ai aussi tenté d’utiliser ces termes musicologiques pour leur sonorité même, l’imaginaire qu’ils déclenchent. Ce sont souvent des mots très beaux, étranges – et c’est ce que faisait Nico également : se fier au son autant qu’au sens, faire confiance à la sonorité des mots, la laisser nous emmener ailleurs…
« C’est l’heure de rentrer et, du chemin, on voit au loin les avions verser des pluies de flammes sur Berlin : la capitale est baignée de rouge. La tête encore emplie de fracas et d’éclairs, Christa se glisse sous les draps et s’endort. » page 17
Quelles ont été vos principales sources de documentation ? Avez-vous eu des contacts avec des proches de l’artiste ?
J’ai commencé à travailler comme je l’avais fait pour Bashung : je me suis mis en quête des artisans ou des témoins du disque. Mais vite j’ai compris que ce n’était pas le bon chemin. Fantaisie militaire a été façonné par une quinzaine de personnes, j’avais rencontré toutes ces personnes, et c’est ce qui avait donné sa matière et son humeur au livre. Pour Nico, c’est plus compliqué, je m’en rends compte tout de suite. Brian Eno me répond gentiment qu’il préfère regarder devant, je ne parviens pas à atteindre John Cale, Phil Manzanera me livre ses souvenirs mais il en a très peu… 1974 c’est loin et de toute façon, je m’en rends compte avec quelques autres témoins, Nico était impénétrable. Je veux dire : ce n’est pas parce qu’on la côtoyait qu’on la connaissait, qu’on la « rencontrait ». Alors j’ai viré de bord. Je suis allé puiser à d’autres sources qui me semblaient mieux convenir à la personnalité de Nico, à son rapport à l’espace et au temps : mes références seraient littéraires, historiques, picturales, mythologiques, poétiques… C’est ainsi que j’ai tenté de m’approcher de Nico. Ce n’est pas Cale et Eno qui m’ont raconté Nico, c’est Baudelaire, Georges De La Tour, c’est Berlin en ruines, c’est la pellicule de Garrel…
Vous écrivez que l’album nous fait « descendre au plus profond de l’abîme où reposent les parts les plus obscures de l’âme humaine ». Est-ce que l’on ressort indemne, après s’être plongé dans une oeuvre aussi désespérée ?
Non. Je ne m’en suis pas rendu compte, ce sont Louisa et Esther (ma compagne et ma fille) qui me l’ont dit : quand j’écrivais Nico The End… (nécessairement le soir et la nuit, car je travaille le jour), cela me rendait plus sombre, taciturne. Durant une année, j’ai beaucoup écouté Nico et, si cela m’a procuré des moments d’une intensité rare, ça m’a aussi un peu plombé – indéniablement ! Mais ce que j’en retire, c’est la beauté. Une beauté noire, certes, mais une grande beauté.
Loin des descriptifs cliniques de certains ouvrages musicaux, votre écriture est très narrative et poétique, notamment lors des passages sur l’enfance de Christa Päffgen. Sur Nico The End … elle apporte une douceur bienfaitrice qui nous aide à apprécier cette œuvre radicale et difficile d’accès. Était-ce une volonté de votre part ?
Ah merci beaucoup. Je me rends compte, quand je compare les critiques qui ont déjà paru sur les ouvrages consacrés à Karen Dalton, Alain Bashung et celui-ci, que des termes reviennent de manière récurrente, dans les critiques, sur mon écriture, comme « délicatesse », « sensibilité », ou « poésie ». Je ne parle pas de style, car je n’aurais pas cette prétention, mais il doit donc y avoir une musique dans mon écriture qui doit revenir la visiter à chaque ouvrage. Cela me fait plaisir que vous évoquiez l’écriture elle-même, car c’est une chose fondamentale pour moi, au-delà du travail d’analyse artistique, de réflexion sur une œuvre, de documentation qui m’a occupé. Oui, l’écriture en elle-même a été ma préoccupation, parce qu’un livre est une trace qu’on laisse, et qu’il est important qu’il y ait un travail sur la forme, qui résonne avec l’œuvre à laquelle on rend hommage. Le disque de Nico est pensé, architecturé, chaque chanson est réfléchie, et il me semblait important de tenter de faire la même chose avec le livre. Je l’ai pensé de manière très architecturée également, et à l’intérieur de cette architecture, des lignes de force du livre, j’ai tenté de mettre beaucoup de tendresse, une certaine rondeur. The End... est une œuvre brute, noire, aride et ce livre, je l’espère comme un possible passage, une porte d’entrée vers sa beauté.
« La poésie de Nico résulte d’un rituel scrupuleux et d’un travail aussi lent que précautionneux. Chaque mot est pesé. C’est à la lueur des bougies qu’elle écrit – les flammes de dizaines de bougies redessinent les contours de la pièce, oscillent tandis que les mots roulent dans la tête de Nico, allongée dans sa baignoire. » page 19
On retrouve souvent dans votre livre cette idée de bascule entre ombre et lumière, entre une vie de mannequin reconnue et une carrière d’artiste incomprise. Existe-t-il un événement déclencheur de ce retournement ?
Je pense qu’il y en a plusieurs. Mais c’est aussi le récit qui appelle cette « cristallisation » en un événement emblématique d’un processus forcément plus long et complexe. Dans le livre, je fixe ce point de retournement dans la Death Valley, en 1966, quand Nico expérimente la mescaline avec Jim Morrison et que le monde se renverse. Mais il y a l’écoute de son premier album Chelsea Girl, défiguré par des arrangements qu’elle n’avait pas choisis, qui a dû être un événement déclencheur lui aussi. Cela parachève toute une trajectoire où Nico est « instrumentalisée ». C’est à mon avis l’histoire de Nico : délaisser la lumière, c’était son moyen d’acquérir indépendance et liberté. Elle a choisi la nuit, car c’est là qu’elle pouvait être enfin elle-même.
Pour imager le voyage récurrent de la chanteuse entre clarté et ténèbres, vous comparez la chanteuse à la divinité grecque Perséphone. Pourrait-on dire que Jim Morrison était à Nico ce que Mentor fût à Télémaque, un conseiller qui guida ses choix ?
Ah c’est intéressant ! Je ne pense cependant pas qu’on puisse aller jusque là. Certes, Nico a toujours clamé l’influence de Morrison et reconnu en lui celui qui l’a « autorisée » à écrire ses propres chansons. Mais ensuite, son destin lui appartient, ses décisions sont siennes. Jim allume l’étincelle, puis il se retire. Il meurt trois ans avant The End… Finalement, ces deux-là se seront peu connus. Ce qui me semble important dans le livre, c’est justement que Nico n’a pas de mentor, elle n’est pas non plus une muse : elle est une artiste indépendante, créatrice de son univers et ses visions artistiques. Sa solitude, le sacrifice de sa beauté, sont à ce prix.
Vous faites partie du collectif “Des liens” de Rouen, quel est le but de cette association créée en 2016 suite à l’appel de Dominique A dans une émission de radio ?
Tout commence fin septembre 2016. Dominique A s’exprime dans l’émission Foule Sentimentale un vendredi soir sur Inter sur sa tristesse de ne voir qu’une frange de la population dans les salles de spectacle, de savoir ces lieux inaccessibles à de nombreuses personnes, les plus démunies, les plus éloignées de la culture, en situation d’exclusion. Il a alors fait un appel à toutes les bonnes volontés. J’avais eu lien avec Dominique au printemps de cette année-là, car il avait accepté de préfacer l’ouvrage que je venais d’écrire sur la musicienne américaine Karen Dalton. Je lui ai appris qu’à côté de l’écriture, j’avais un travail et que ce travail se situait justement dans le champ de la lutte contre la pauvreté et les exclusions. Ensemble, avec une poignée d’autres personnes d’abord du champ culturel puis d’autres horizons, nous avons imaginé Des Liens : un collectif qui, là où il s’implante, crée des liens entre des structures sociales, des structures culturelles et des artistes, afin de pouvoir organiser dans les centres d’hébergement ou d’accueil, des concerts et, en même temps, d’inviter les résidents ou usagers de ces structures sociales, dans les salles de spectacle. Faire se rencontrer professionnels des champs social et culturel, personnes en difficulté et artistes, afin que des liens durables se nouent et que des actions se mettent en place à l’échelle des territoires. Dominique a lancé les choses à Nantes, moi à Rouen, Pascal Bouaziz à Paris et Romain Humeau à Bordeaux. Depuis, plein de gens nous ont rejoint et font vivre Des Liens. C’est devenu une association depuis peu, avec des énergies et des personnalités magnifiques. Une 5ème antenne s’est récemment créée dans le Vexin. L’aventure se construit petit à petit, dans l’expérience et le partage, en une sorte de laboratoire…
« L’étoffe brumeuse dont est tissée The End … provient de ces entrailles nocturnes, où reposent les morts et d’où remontent les rêves; Nico l’assemble sur son harmonium et reproduit les gestes que sa mère faisait trente années auparavant devant sa machine à coudre, le corps penché sur le meuble boisé, les mains répétant les mêmes gestes précis et tendres, les pieds activant d’une pulsion régulière le large pédalier. » page 37
Auteur d’ouvrages musicaux, journaliste pour la presse écrite (Magic, Abus dangereux), producteur d’une émission de radio (Eldorado), au travers de quelle activité vous épanouissez vous le plus ?
Tout ça procède pour moi d’un même désir de départ : m’exprimer, manier les mots et « passer » ce qui me touche, m’anime. L’expression et le passage. Moi, mais moi avec les autres. Dans les trois cas, j’attache une grande importance à la langue, aux mots. Mon émission, Eldorado, c’est de l’artisanat total, je suis tout seul du début à la fin. C’est donc différent d’un livre où il y a le travail avec l’éditeur et le journalisme où on fait partie d’une rédaction… Tout ça se complète et chaque activité possède son importance. S’il fallait vraiment choisir une des trois activités, ce serait la radio peut-être. Je ne cultive pas les regrets mais si j’en avais un, ce serait celui de n’avoir pas pu travailler dans la radio, produire une émission dans des conditions professionnelles, sur les grandes ondes. Tout ce que je fais, c’est de manière autodidacte…
Pour conclure, pouvez vous nous parler de vos projets en cours et futurs ?
Oui bien sûr. Au printemps paraîtra Dominique A La Fossette, écrit à quatre mains avec Thierry Jourdain, aux éditions Densité toujours. Et en juin, je peux en parler à présent car je viens de signer le contrat avec un éditeur, je ferai paraître un ouvrage sur lequel je travaille en ce moment : Patti Smith, rêves de Rimbaud, qui s’attache aux liens noués au fil des décennies par la poétesse et musicienne américaine avec Rimbaud. J’en ai commencé l’écriture à Charleville il y a bientôt un an. Je reprends le travail cet automne avec pour objectif de rendre le manuscrit au printemps 2021 pour une parution fin juin 2021.
Merci beaucoup à Pierre Lermarchand pour sa disponibilité.
Un sélection de titres de Nico en écoute ici
Nico The End … Pierre Lemarchand
Editions Densité – Collection Discogonie – Disponible ici
Alain Bashung Fantaisie militaire Pierre Lemarchand
Editions Densité – Collection Discogonie – Disponible ici
Karen Dalton Le souvenir des montagnes Pierre Lemarchand
Editions du Camion Blanc – Disponible ici
Eldorado
Emission de radio – Errances en terres folk, rock, etc en écoute ici