Hugues Massello
A contre-courant des multiples publications numériques, la maison d’édition indépendante Densité continue de miser sur l’édition papier et un processus de fabrication artisanale où l’humain est au centre des décisions. La collection Discogonie, riche de seize ouvrages, se propose d’analyser des albums ayant marqué l’histoire du rock, exercice jusqu’alors plutôt réservé aux musiques savantes. Ici les deux faces d’un 33 tours sont prises très au sérieux, et le format contraignant propice à la création, chaque chapitre étant consacré à une chanson de l’album. Pour jbcqvf Hugues Massello délaisse l’écrit pour l’oral et nous en dit plus sur son projet.
Pourrais-tu nous raconter la genèse de Densité ?
Je me suis formé aux métiers du livre tout doucement car mon but initial était de faire de la musique. J’ai commencé à composer des chansons avec beaucoup d’influences mais sans arriver à les incorporer. Ca partait un peu dans tous les sens, j’écrivais les paroles en français mais ce que j’aimais dans le rock c’était le bruit. J’ai ensuite rencontré des musiciens avec qui on a monté un groupe un peu plus cohérent. C’était assez influencé par les Violent Femmes, on essayait de faire du punk acoustique, en anglais cette fois. Pendant quelques années, j’ai persévéré puis, de guerre lasse, j’ai dû reprendre mes études pour devenir libraire. Quand j’ai commencé à travailler en librairie, les journées me semblaient un peu monotones et répétitives, c’était un cycle trop court et j’avais besoin de me projeter plus loin. C’est à ce moment-là que je me suis formé au métier d’éditeur. Mais je me suis vite rendu compte que c’est un milieu où l’intégration est très difficile, surtout quand on doit gagner sa vie rapidement, qu’on ne peut pas se permettre d’enchaîner les stages. Finalement, j’ai continué à travailler en librairie, et cela m’a pris presque dix ans pour réunir les fonds nécessaires pour me lancer dans cette aventure.
En fonction de quels critères sélectionnes-tu les albums que l’on te propose ?
Je n’ai plus vraiment de ligne de conduite particulière. Quand j’ai débuté Discogonie, je ne voulais pas que les livres ressemblent à des livres de fans, ni à des critiques journalistiques. Je souhaitais que le rock soit traité comme peuvent l’être des “musiques savantes”, ce qui n’était pas le chemin emprunté jusque-là. Au départ, il y a une discussion sous forme d’allers-retours entre l’auteur et moi pour décider quel album va être choisi. Quand j’ai commencé à être sollicité plutôt que l’inverse, les auteurs avaient souvent une petite liste d’albums et on arrivait toujours à trouver au moins un disque commun. Même si je ne suis pas très original dans mes goûts (on n’échappe pas à sa génération), j’ai quelques marottes un peu extrêmes mais qui ne sont pas complètement en dehors du mainstream, un certain snobisme influence quand même le choix final. Par exemple, je ne suis pas porté sur le rock progressif, qui est pourtant souvent apprécié par les musicologues, parce qu’il est la porte d’entrée dans les publications académiques. Pour autant, cela me semblait cohérent de sortir Ok Computer de Radiohead, alors que ce n’est pas un groupe que j’adore. C’est un équilibre à trouver.
Comment s’est construite ta culture musicale ?
J’ai commencé à écouter du rock indé dans les années 86/87, en débutant géographiquement par l’Angleterre pour ensuite traverser l’Atlantique. Il y a quelque chose qui a beaucoup modelé mes écoutes : c’est l’arrivée du compact disque. Comme je n’avais pas les moyens de m’acheter une platine CD, je me suis tourné vers les disquaires d’occasion, du coup j’écoutais plutôt des vieux groupes tout en maintenant le contact avec la production du moment, notamment grâce à l’émission de Bernard Lenoir que j’écoutais tout le temps, et la lecture des Inrockuptibles tous les deux mois. En tout cas, je n’ai pas été inspiré par ce qu’écoutait mon grand frère, comme cela arrive quelquefois.
Le cahier des charges de la collection est assez strict, une introduction, un chapitre par chanson et un pour le visuel : pourquoi avoir choisi ce format ?
C’est vraiment le point nodal de la collection, ce qui fait sa particularité et je pense que cela permet d’aller au fond des choses. Même avec ce format, les auteurs se sentent obligés de parler du contexte, de revenir un peu sur l’historique du groupe. Ca permet de concentrer le regard sur un album. À la création de la collection, il était primordial qu’elle se distingue des autres, pour qu’elle marque sa spécificité. Il fallait que ça traite d’un album un point c’est tout. J’apprécie la littérature ou la musique à contraintes, car cela permet de sortir des choses auxquelles on n’avait pas forcément pensé, d’être créatif dans ce cadre très rigide. Sans cette règle, ça partirait un peu dans tous les sens. J’ai découvert l’existence de la collection anglaise 33 1/3 qui est un peu le pendant de Discogonie, sauf que dans ces ouvrages il y a vraiment de tout, des analyses musicales, des biographies et même des romans.
Les éditions Densité contiennent 2 projets : Discogonie et Densité jeunesse. Pourquoi avoir créé cette section jeunesse ?
Effectivement, ça n’apparaît pas très cohérent, mais n’ayant pas beaucoup de moyens… dans ce métier, la raison voudrait que l’on se lance quand on a de quoi financer cinq livres et de voir venir. Moi je me suis lancé dès que j’ai pu en faire deux, ce n’est pas très raisonnable sur le plan économique et éditorial, mais c’est arrivé à un moment où je ne me voyais pas travailler en librairie toute ma vie. L’édition a en quelque sorte été ma bouée de sauvetage. Avant d’avoir 40 ans, il fallait que je monte ma maison d’édition. J’ai d’abord essayé de lancer Discogonie mais je n’ai pas réussi à toucher les bonnes personnes, je n’avais pas de réponses positives, et du coup j’avais cet autre projet d’ouvrage jeunesse à partir d’un texte d’Henri Michaux. L’horloge tournait, il fallait absolument que je le fasse. Mais cet album illustré par Carlos Nine n’a pas eu un gros succès et cela a retardé de deux ans le lancement de Discogonie. Pour moi, Densité ce n’était pas seulement une collection ou une thématique, mais une maison d’édition plus généraliste qui pourrait contenir des ouvrages sur la politique, la danse contemporaine, qui sont aussi des sujets qui m’intéressent. J’ai aussi besoin de sortir un peu du sillon de la musique.
Les styles musicaux représentés dans la collection sont essentiellement pop, rock et folk, est-ce un choix éditorial ?
J’ai l’impression que les gens qui sont disponibles pour écrire, qui ont envie de le faire, et ceux qui ont envie de lire ces livres sont à peu près dans une tranche d’âge de 30 à 60 ans. Il y a une culture qui est assez commune, et aussi sans doute une surreprésentation du rock indépendant. Je suis aussi très ancré là-dedans. Je renâcle un peu à intégrer certains styles. Je suis relativement éclectique et je n’aime pas m’enfermer dans un style, par exemple, j’adore des groupes punk mais je n’aime pas le punk tout entier. Donc, quand on me propose des choses ça ne cadre pas toujours avec ce dont moi j’ai envie. Jusqu’à maintenant je n’ai pas créé de liste de mes souhaits de disques à aborder mais je crois que je vais le faire de plus en plus car finalement, on ne me propose pas si souvent que ça les albums que j’aime le plus écouter.
La grande majorité des auteurs viennent du milieu professoral, comment l’expliques-tu ?
Lorsque j’ai commencé la collection, si j’avais sollicité les bonnes plumes des Inrocks par exemple, il aurait fallu leur proposer une avance et je ne pouvais pas me le permettre. Je me suis donc tourné vers des personnes qui avaient en commun de devoir produire de l’écrit, mais qui avaient déjà des revenus assurés par ailleurs.
Est-ce qu’il arrive que certains projets n’aillent pas jusqu’au bout ?
Cela n’est pas arrivé souvent. Actuellement, j’ai deux contrats signés qui n’aboutiront a priori jamais. Il arrive aussi quelquefois qu’après être tombé d’accord sur l’album à analyser, l’auteur ne m’envoie pas les quelques pages que je demande préalablement à la signature du contrat.
Qu’attends-tu d’un texte, à quoi es-tu le plus sensible ?
En fait, je suis assez exigeant sur la relation sensible à la musique. Cela colle à l’idée première que je me faisais de la collection. Ce qui m’intéresse c’est quand le texte apporte une autre dimension aux sons d’une musique que je connais très bien. J’aime bien aussi lire des fulgurances, des analogies, des descriptions d’un son ou d’un instrument. Dans le cas de Discogonie, naturellement, j’attends évidemment une mise en évidence de la cohérence de l’album scruté, de sa densité.
Es-tu sollicité pendant la phase d’écriture ?
La plupart des auteurs m’envoient le texte final dans sa globalité, d’autres m’envoient la partie introductive, puis la face A et enfin la face B. Lorsque l’aspect anecdotique prend le pas sur l’analyse musicale, je demande quelques rééquilibrages. Puis je fais intervenir un professionnel pour corriger les fautes d’orthographe ou de grammaire. J’interviens aussi au moment de valider des traductions. Je m’occupe également de l’intégration du texte dans la maquette, je construis la quatrième de couverture, souvent à partir d’extraits du texte, et enfin j’accompagne la sortie et la diffusion du livre.
Quelles sont les conséquences économiques de la Covid19 sur une maison d’édition indépendante telle que Densité ?
C’est assez douloureux car, au moment où la pandémie est arrivée, je venais de lancer la fabrication de 4 réimpressions plus un album illustré, et je n’ai plus eu aucune entrée d’argent à partir du mois de mars. Pendant six mois, les revenus ont été très faibles alors que je n’avais jamais autant imprimé à un même moment. J’ai utilisé l’emprunt d’état et il a fallu que je remette des fonds propres. J’ai demandé une subvention que j’ai obtenue, et qui m’a permis de solder toutes mes factures qui n’étaient pas honorées depuis mars. Pour résumer, ça a détruit ma trésorerie et mon modèle d’indépendance.
Projettes-tu de faire traduire les ouvrages de Discogonie en anglais ?
Ça ne dépend pas de moi, il faut qu’un éditeur étranger souhaite le faire. En anglais, cela n’aurait pas tellement de sens car il y a déjà la collection 33 ⅓, donc j’arriverais sur un terrain qui est déjà occupé. L’autre option, qui serait de faire traduire mes livres et les publier pour le marché allemand par exemple, est beaucoup moins évidente que de vendre les droits des traductions. Il pourrait arriver que je sois contacté pour traduire un ouvrage en particulier en anglais, mais je n’imagine pas que la collection complète puisse être achetée par un éditeur anglais.
Quelles sont les sorties prévues pour 2021 ?
Le 15 janvier sortira le Melody Nelson de Serge Gainsbourg, ainsi que la réédition du In Utero de Nirvana. Il y aura une double sortie en mars, The Queen Is Dead des Smiths et La Fossette de Dominique A. Puis en septembre, je publierai un volume sur le double album The Beatles. Si on se projette sur 2022, on devrait avoir Broken English de Marianne Faithfull, Nebraska de Bruce Springsteen et Homework des Daft Punk.
As-tu d’autres projets autour de Densité ?
J’ai toujours la même velléité de prendre d’autres directions que Discogonie, particulièrement du côté des livres illustrés mais pas nécessairement sur le créneau basique des albums jeunesse, plutôt des livres qui ont à voir avec le graphisme. Il y a des tas de sujets comme la politique ou le cinéma qui m’intéressent également mais ce sont des créneaux où il y a beaucoup de concurrence, il faut donc trouver une idée de collection originale.
Y a-t-il des artistes que tu t’étonnes de ne pas avoir encore dans la collection Discogonie ?
Si on s’en tient à la période à laquelle je suis le plus ouvert dans le rock indé, c’est-à-dire les années 90, je suis surpris que des groupes comme les Pixies, Pavement ou Sonic Youth ne m’aient pas été proposés spontanément.
Webographie
Le site des éditions Densité est consultable ici
Les ouvrages peuvent être commandés ici