Entretiens

Magic : La Revue Pop Moderne

Depuis sa création en mars 95, Magic s’emploie à défricher le terrain de la pop moderne pour des lecteurs toujours en quête de découvertes. Traduisant les difficultés de la presse, il doit stopper sa publication à deux reprises, en 2016, puis 2020. La faute à un modèle économique trop fragile. Depuis la parution d’un hors série bilan en fin d’année, le magazine est aux abonnés absents… Reverrons-nous un jour Magic dans les kiosques ? Peut-il encore trouver sa place au milieu de l’offre pléthorique de contenus numériques ? On fait le point avec le directeur de la rédaction, Cédric Rouquette.

Bonjour Cédric, pourrais-tu commencer par nous présenter ton parcours professionnel ?

Je suis journaliste et passionné de pop. Depuis mes études à Lille à la fin des années 90, je travaille dans le journalisme (rédactions, entrepreneur, écoles de journalisme) en écrivant sur la pop à côté. Je l’ai fait pour la blogothèque (2004-2013) puis Slate (2014-2017). En 2016, Luc Broussy a repris Magic et m’a demandé d’intégrer le comité éditorial, après justement avoir lu un papier sur Slate où j’exprimais mon désarroi à la disparition de Magic et de Label Pop, ce que j’ai fait avec plaisir. Quand Luc et Vincent Théval, rédacteur en chef nommé à son arrivée, ont arrêté leur collaboration, il m’a demandé ce que je pouvais faire. J’ai indiqué que je pouvais prendre la direction éditoriale de Magic dans le cadre de mon agence de presse Creafeed. Ça s’est joué à la rentrée. Le premier numéro que j’ai piloté est le numéro 207, paru en novembre 2017. Le « Daho » comme on dit entre nous : Daho a fait la couv’ pour la parution de son album Blitz.

Le dernier numéro de Magic (décembre 2020) était un hors série présentant le bilan de l’année 2020 : où en est la revue aujourd’hui ?

Magic s’est pris la crise du COVID de plein fouet puisque le premier confinement a eu lieu à un moment où tout l’appareil que nous avions mis en place pour gagner en efficacité économique s’est effondré avec le ralentissement brutal de l’économie et du secteur culturel. Magic s’est arrêté faute de réserves nous permettant de raisonnablement avancer les frais nécessaires à la réalisation de bimestriels avec des recettes incertaines. Nous avons juste pris le parti de réaliser un hors série en minimisant les risques économiques, notamment avec un socle de pré-ventes. Pour l’instant nous sommes en train de construire un nouveau modèle économique, de convaincre des lecteurs-investisseurs de le suivre et nous relayons quelques news sur l’espace numérique (sites, réseaux) pour que la marque reste au contact de ses lecteurs. Je réalise tous les vendredis une playlist et un relevé des sorties que nous recommandons chaque semaine.

Couverture du hors série bilan 2020

Avec l’essor du numérique, les modes d’accès à l’information évoluent. La presse a dû s’adapter en proposant des contenus digitaux. Le salut de Magic peut-il venir du net ?

Magic possède un site puissant, une newsletter rapidement activable (en tout cas des bases d’abonnés), Magic est présent sur trois réseaux sociaux et a même lancé l’expérience éphémère d’un podcast. Donc Magic est déjà sur Internet, et même assez présent. En terme d’usage, on est déjà sur Internet, j’ai presque envie de dire plus que jamais car nous avons refondu le site il y a un an, c’est désormais un très bel outil. Sur le volet strictement économique, il n’y a pas de modèle possible sur Internet sans des investissements colossaux qui embarqueraient Magic sur la voie de la diversification de son modèle et de ses sources de revenus. Magic a historiquement deux sources de revenus : l’argent de ses lecteurs qui achètent le magazine, l’argent des labels et festivals qui achètent de la publicité. Il y a de moins en moins de publicité, ce qui fait reposer le modèle sur les abonnés et la vente au numéro. C’est une partie de nos difficultés actuelles, même si le magazine se vend mieux et a une base plus fidèle qu’au moment de l’arrêt de 2016. Un Magic sans revenu est un Magic qui ne peut rémunérer aucun journaliste, aucun commercial, aucun photographe etc… Ce serait un bloc avec des gens bénévoles, qui pourraient effectivement se déployer sur Internet, mais des sites avec des gens bénévoles qui écrivent sur la pop sur Internet, il en existe déjà beaucoup. L’expérience Magic, c’est celle d’un magazine de prestige, un bel objet qu’on attend, qu’on conserve, qui fait des choix éditoriaux, qui « manque » quand on ne l’a pas. Cette expérience est unique et c’est celle-ci qui mérite d’être préservée. Pour un média de niche comme Magic, Internet est un moyen d’être en contact permanent avec son lectorat, mais c’est un coût, pas un revenu. Il va de soi que la publicité représente des sommes dérisoires dans l’Internet gratuit de niche, je ne vous apprends rien.

Magic a dû arrêter sa publication suite à des difficultés financières. Que manque-t-il à votre modèle économique pour pérenniser les publications ?

Magic a arrêté deux fois sa publication, en mai 2016, puis en juin 2020, en raison d’un modèle économique fragile qui est celui que j’ai décrit – il était encore plus fragile avant 2017-2020 qu’aujourd’hui, c’est juste qu’un actionnaire épongeait les pertes tous les ans – et de son indépendance, aujourd’hui totale, ce qui est un luxe et évidemment une fragilité. Magic n’a quasiment jamais eu de recettes qui équilibraient ses frugales dépenses et c’est un titre qui a toujours beaucoup dépendu du combat des personnes qui tenaient à son existence, actionnaires et lecteurs. Sur ce point, Luc Broussy a fait des efforts incroyables. La crise ne fait qu’amplifier ce que je perçois comme son ambition ultime : donner à Magic un modèle économique qui assure sa pérennité. Quand nous avons produit le numéro des vingt-cinq ans et que nous en avions parlé avec les fondateurs, c’était assez troublant de constater que les mêmes ressorts étaient à l’œuvre en 1995-1996 et aujourd’hui.

Pour rationaliser le modèle, il faudrait :

– Davantage de gens qui achètent le magazine. Mais le positionnement même du magazine (parler de la meilleure pop indépendante) fait qu’on ne sera jamais un média mainstream : on parle d’une musique aujourd’hui minoritaire, qui vit sous les radars. On peut toujours augmenter son nombre de lecteurs et on y travaille. Mais je veux dire qu’il n’y a pas de miracle à attendre de ce point de vue.

– Davantage de publicité : les labels et les festivals sont plus fragiles que jamais et tous les annonceurs privilégient désormais la publicité ciblée en ligne de type Facebook. On peut le regretter. On a parfois envie de dire aux labels qu’il nous serait utile, s’ils pouvaient mettre leurs paroles et leurs actes quand ils nous disent qu’on est indispensables (certains le font et se reconnaîtront), mais en attendant c’est comme ça ;

– Moins de coûts : aujourd’hui en terme de rémunération des pigistes, photographes, maquettistes etc… tout est rationalisé et il est impossible de compacter. Il n’est pas non plus possible de faire un magazine sans payer ses talents. La qualité de Magic ne tombe pas du ciel. Je dirais donc qu’en étant attentifs à toute piste de rationalisation, le plus gros du travail a été fait ;

– Baisser les coûts de distribution et d’impression, lesquels ont plutôt tendance à augmenter et là encore on a beaucoup rationalisé.

Nous travaillons à un modèle qui égalise recettes et dépenses, ce qui nous demande d’être créatifs sur tous ces leviers, nous tâcherons de l’être et il me semble que des voies sont possibles. J’espère bientôt te surprendre en bien.

Quelques couvertures du  mensuel Magic RPM

Certains lecteurs s’étonnaient de voir citer dans le cahier critique les albums de Billie Eilish et Ariana Grande : la ligne éditoriale veut-elle s’ouvrir à des artistes plus mainstream ?

Je n’ai pas été saisi de cette question, tu me l’apprends. Tu parles probablement de la chronique croisée parue dans le 219 sous la signature de Jérémy Pellet avec les disques de Billie Eilish, Ariana Grande et Lizzo, dans laquelle il exprimait qu’il avait entendu des lueurs dans ces quelques disques mainstream généralement paresseux. Ce n’est pas le signe que Magic a spécialement vocation à s’ouvrir au mainstream. Ça n’est pas le cas, ça n’apporterait rien et nos enthousiasmes sont trop rarement parmi les gros vendeurs de disque. Cela dit on ne les récuse pas par principe, sinon on ne parlerait jamais de Radiohead, Tame Impala, Phoenix, Metronomy, Gorillaz, Benjamin Biolay ou Bob Dylan, ce qui serait regrettable. Si cette chronique est le signe de quelque chose, c’est de notre indépendance d’esprit, de notre fraîcheur, de notre fonctionnement collectif, qui va, et c’est heureux, jusqu’à notre capacité à penser contre nous-mêmes.

C’est-à-dire ?

Quand Jérémy Pellet m’a proposé cette chronique expliquant que tels ou tels aspects des sons des derniers albums de ces artistes n’étaient pas inintéressants, j’ai d’abord été surpris, limite réfractaire, mais j’ai pris le temps de comprendre en quoi cela aurait sa place dans Magic et quand je l’ai compris, j’ai dit OK. S’il m’avait proposé de faire la chronique du dernier Adriana Grande et du dernier Billie Eilish comme faisant naturellement partie de notre radar, j’aurais refusé car ce n’est pas Magic, ce n’est pas notre ADN – il ne me l’aurait d’ailleurs pas proposé. En l’occurrence, ce n’est pas ce qui a été fait. Jérémy me dit : « Dans Magic on parle de la pop, parce que c’est une musique moderne, parce que c’est une musique innovante, parce que c’est une musique importante, et effectivement 99% des artistes mainstream sont très loin de ça, donc on n’en parle pas, mais j’ai détecté dans une partie des trois disques de l’année dernière, des choses qui méritent d’être écoutées. » Ma responsabilité en tant que rédacteur en chef, c’est certes de caresser nos lecteurs dans le sens du poil quand nos totems ont une actualité, et on le fait en se vautrant dans ce plaisir à chaque fois. C’est aussi de faire en sorte que l’on ne soit pas rabougri dans nos certitudes. J’estime que Jérémy a le droit de faire cette proposition à notre lectorat, et moi quand j’écoute la musique des trois filles dont il me parle, je reste plus sceptique que lui-même si j’admets que dans la musique de Billie Eilish, certains trucs sonnent pas mal. Si on m’avait fait écouter bad guy en me disant que c’était la dernière coqueluche londonienne signée par 4AD, je pense que, comme tous nos lecteurs, on aurait trouvé ça tout de suite beaucoup plus tolérable, et c’est un peu ridicule. Avoir autorisé cette chronique, c’est l’assumer. Billie Eilish n’a pas besoin de nous, mais ça n’a quand même rien à avoir avec la merde auto-tune qui nous encercle.

Vous ne craignez pas de vous couper de certains lecteurs ?

Il faut pouvoir courir le risque qu’un lecteur soit déstabilisé parce ce qu’on lui propose si c’est le produit de notre capacité à ouvrir grand nos oreilles. Et peut-être que pour un lecteur qui nous quittera à cause de cette chronique, qui représente une page sur les 1500 que j’ai dirigées pour Magic, un autre, plus jeune, nous remerciera pour ça. Au début j’ai cru que ta question sur les artistes mainstream portait sur le rap. C’est une question qui revient plus souvent : est-ce que vous voulez parler de rap maintenant? Ça vient d’ailleurs souvent de lecteurs des Inrocks qui nous disent : « non pas vous, pitié ». Je vous rassure, on ne lâchera rien à Booba, mais il n’est pas possible de nier que le rap est une partie du paysage de la pop moderne. A nous d’en parler avec le filtre Magic, et de se focaliser sur les artistes qui nous semblent dire des choses très importantes sur la vie, l’époque, avec une musique à la fois accessible et exigeante. La scène underground rap US et toute la fusion des esthétiques jazz, hip-hop et world actuellement à l’œuvre à Londres sont quand même assez fascinantes. Je suis moins sensible à ce style de musique car ce n’est pas mon histoire, comme, je le crois, la plupart de nos lecteurs, mais il est inconcevable de nier cette vitalité artistique et il faudrait être totalement déconnecté pour ne pas voir qu’une partie de l’art avant-gardiste de notre époque se joue sur ces scènes et qu’ils secouent les establishments, comme naguère The Velvet Underground, The Clash, The Smiths ou Pixies.

Un magazine de musique doit pouvoir déranger ses lecteurs. Avant de faire Magic, je l’ai lu pendant vingt ans et la chose la plus importante que je vivais avec ce mag, c’est que je n’étais pas d’accord avec la moitié des choix de la rédac. Je trouvais qu’ils surcôtaient des artistes, que d’autres n’étaient pas assez mis en valeur, etc… C’est ça qui rend un mag vivant. Dans le numéro dont tu me parles, on a en coups de cœur Arandel, En Attendant Ana, Studio Electrophonique et Cabane, hérauts de l’esprit indé et auteurs de disques fabuleux. Les artistes qui parlent dans ce mag sont Algiers, Andy Shauf, The Innocence Mission, Destroyer et En Attendant Ana, un groupe parisien qui répétait dans un appart’ à Montreuil et qu’on suivait avant leur premier album. Personne d’autre ne fait ça.

Visuel qui accompagna l’annonce de l’arrêt de Magic RPM

Dernière question pour terminer sur une note optimiste : à court ou moyen terme peut-on s’attendre à une sortie de la revue pop moderne ?

Nous vivons dans le même flou artistique que le reste de la société en général et que le monde de la culture en particulier, dont nous faisons partie au même titre que le monde des médias. C’est te dire… Toute réponse de ma part, même au doigt mouillé, serait par définition hasardeuse. L’envie consiste à revenir le plus vite possible. Donc en 2021. Au rythme où les choses évoluent, si je te parle de juin ou de septembre, tu comprendras que c’est le bout du monde en terme de projection, il peut se passer beaucoup de choses imprévisibles. Magic a besoin que les kiosques soient ouverts, que les trains circulent, que les salles de concert tournent à plein régime, que les bars soient ouverts, que les SMAC (Scènes de Musiques Actuelles N.D.L.R) fonctionnent, que les festivals se tirent la bourre, que des tas de salles et disquaires amis nous proposent de venir faire nos release parties, que les artistes puissent venir à Paris en promo ou qu’on puisse aller vers eux là où ils sont pour les photographier et leur parler longtemps. Économiquement et socialement, nous pensons que nous nous brûlerions les ailes à revenir dans une économie contractée et une société qui ne peut plus « sortir le soir », pour résumer. J’ai l’intime conviction que quand le risque d’épidémie incontrôlée sera derrière nous, les gens se lâcheront pour rattraper les temps perdus et qu’on se vautrera tous dans des bouillons de musique et de culture. Nous souhaitons que Magic en prenne sa part, le moment venu, mais nous ne pensons pas raisonnable de chercher à « forcer » les choses en revenant coûte que coûte. On a aussi besoin que les labels retrouvent de la visibilité et des moyens d’action. Je ne réponds pas vraiment à ta question mais disons que plus on prend notre temps, et plus il y a de chances qu’on revienne solides. Disons le comme ça si cela suscite de l’impatience.

Merci à Cédric Rouquette d’avoir répondu à mes questions.

Leave a Reply

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.